Soliloques et coups de gueule, un mode d'expression à partager.

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi, avril 17 2014

L'histoire du cerisier

L'histoire du cerisier

Il était une fois, moi, exubérant dans le printemps vauclusien. Armé de peinture jusqu'aux dents, lancé comme chien fou dans les collines enneigées de fleurs odorantes, les chemins déjà poudreux, avec la ferme intention d'accomplir l'expression d'une émotion extraordinaire. Ainsi pendant trois jours (ces jours m'étant comptés), chaque matin j'arpente ces vergers plus éblouissants les uns que les autres. Enfin je me pose, là ou ailleurs, ici je crois reconnaître l'arbre qui se distingue. Ainsi pendant trois jours je vais accepter cette souffrance, cette incommunicabilité avec une nature que je ne sais traduire. En bref, mon travail est dérisoire, maladroit, je m'encroûte.

C'est alors que je rencontre ce peintre résidant dans un mas proche de mon lieu de fortune. Il est allemand, professeur aux beaux-arts de Stuttgart, et lui-même exerce son art quelques mois par an dans cette merveilleuse bâtisse. Je suis impressionné. Autour d'une tasse de thé servi dans un service en porcelaine au décor typiquement bavarois, je lui raconte... Après quelques échanges et certainement de ma part un long monologue, privilège de ma jeunesse, il sourit et me dit: " Et bien vous ne pouvez pas arriver à vos fins, en tout cas pas de cette manière. Vous avez déjà la vision de votre tableau achevé et c'est cette image que vous essayez de reproduire. Ce n'est pas possible ! La peinture ce n'est pas ça. Il faut accepter l'aventure, accepter de s'éloigner de ses propres intentions. La vision n'est pas l'émotion, elle est le déclencheur et seulement le déclencheur..." Plus tard nous irons dans son atelier et je recevrai le choc de son travail, mais ça, c'est encore une autre histoire.

Le dernier jour ensoleillé, avant le départ vers d'autres cieux plus ternes, je décide de revenir sur le lieu de mes échecs, juste pour comprendre, les mains vides et l'âme chargée de regrets. Mais quand même, je ne peut renoncer à revenir sans même un croquis. Je m'installe, assis sur la terre battue, un carnet de papier et une mine de plomb dans la main, une boite d'aquarelles, un pinceau et un godet d'eau à proximité. Je suis maintenant inondé de lumière, de contrastes puissants entre la blancheur immaculée des fleurs et le ciel d'un bleu d'une violence inouïe. Et puis ces troncs noirs et torturés qui jaillissent d'un sol pierreux. En quelques minutes je "crache" ma revanche, je plie bagages et me voilà reparti vers le Nord.

Quelques années plus tard, faisant le tri de mes cartons, je redécouvre ce minable croquis. Et là je reçois un choc inattendu. Oui, mais oui, c'est bien là mon cerisier, exactement ça, l'émotion intacte, et pas de traces d'un labeur acharné, la soudaine légèreté du trait qui restitue la force de l'arbre, la spontanéité et l'innocence retrouvée, l'oubli de toutes ces années de maîtrise de la technique pourtant bien sous-jacente. J'ai perdu la trace de cet homme rencontré dans les collines du Lubéron, je lui dois mieux qu'un conseil qu'il ne me donnait pas, et cette anecdote me poursuit à chaque fois que je me coltine avec la difficulté de restituer mes émotions sur la toile.

Croquis cerisier

Un petit paysage dans ma tête.

Chacun de nous possède un petit paysage au fond de sa tête. Il est unique. Il est aussi vivant. Il change selon les saisons, les heures du jour ou de la nuit, il change surtout selon l'angle de l'âme. Jamais de la vision. Il est l'espoir. Une projection refuge et souvent lumineuse. Pour certains il habite nos hivers, pour d'autres nos longs jours de pluie. Il peut être loin, ses contours mal définis, un mirage. Mais il prend ses racines dans un moment de bonheur.

C'est bien de ce paysage dont je veux parler. Un paradis comme un tableau naïf, un coloriage enfantin. Le petit paysage dans ma tête est un ciel ouvert et déchiré où le soleil chauffe avec délicatesse mon dos usé et mes illusions perdues. Les nuages y sont aimables et joufflus, juste un décor qui glisse et fait surgir la lumière en coulées interminables. Les arbres sont en fleurs, odorantes et bruissantes de mille insectes avides de sucs, d'abeilles enivrées, de papillons gourmands. L'herbe est jeune et drue parsemée de violettes qui se défroissent lentement. Il y a bien sur un chemin déjà poudreux qui se perd à l'horizon dans les collines embaumées, une source qui chante entre les pierres luisantes et polies. Et puis les oiseaux, fragiles et délicats, précis, virevoltants de folie printanière. C'est là que je vais m'allonger, sous ce cerisier tordu aux branches couvertes de neige de papier. Mes yeux sont fixés sur le ciel jusqu'au firmament, jusqu'aux étoiles endormies.

Ce qui est bien pratique, avouons-le, c'est que ce petit paysage est facilement transportable, transformable, transposable. Il ne coûte pas grand chose et prend peu de place dans mon crâne bien rempli. Et surtout il peut surgir à la demande dans la grisaille et la douleur, dans la nuit la plus sombre, aux pires moments. Pas besoin d'automobile pour s'y rendre, pas d'avion non plus. Assis sur la coque en plastique vert de ce couloir du métro il surgit entre les silhouettes casqués, traverse les affiches laides et maculées, m'invite à la paresse.

Mais il y a l'histoire du cerisier...

Cerisier

- page 1 de 2