Je voudrais parler de cette île par touches maîtrisées, en faire cette fresque de scarifications confuses et ordonnées qui laissent leurs traces sur les corps enracinés dans la pierre le bois et l'eau, cette abstraction lyrique de sentiments mêlés, cette profusion de couleurs et de parfums indissociables, un grand tout, l'île. Je vais ici en parler à pas de loup, car je n'en sais pas grand chose. Je m'en suis imprégnée à diverses reprises. J'en aurais fait ma vie... j'en garde les essences.

Un prufondu silenziu (Photo Patrick BOGNER©) Un prufondu silenziu (Photo Patrick BOGNER©)

CY TWombly

Je vais tenter de coller des mots dans un ordre raisonné pour faire jaillir plus que des images animées, bien moins que l'émotion de la vie qui bruisse dans les maquis. Girolami

Le berger et le muletier

1-Rencontre avec le muletier.

Sur ce plateau très haut perché cerné de forêts ramassées de chênes verts et de châtaigniers , il y a cet homme assis au bord de la ravine, de dos, bretelles ficelées sur chemise à carreaux, ceinture flamboyante écarlate, froissée, chapeau rectiligne élimé ponctuant la silhouette. Il semble scruter l'horizon. Il scrute l'horizon, il perd son regard au delà des cimes. Maintenant je le vois de profil, je me suis approché doucement, respectueux d'un silence qui lui appartient. Cet homme sans âge est sans aucun doute le véritable propriétaire de ces montagnes, de ce silence, de ces arbres qui se déversent dans les vallées, des vrombissements des mouches, du soleil qui brûle. Je vais lui demander si je peux rester ici, m'y installer pour quelques temps, planter ma tente de toile kaki à l'orée du petit bois qui coule vers l'Ouest. Il se retourne, m'offre son visage buriné traversé d'un presque sourire, lève un bras, le tend vers la montagne, en parcourt les crêtes sur 180 degrés et me jette un "hé?", très sec, très court et interrogatif. Tout est dit, traduisons "C'est bien assez grand ici, tu aurais tort de te gêner petit, tu me demande l'évidence...".

2-Le présent.

Ce matin, les premiers rayons de soleil viennent chatouiller la toile de la tente et projettent quelques ombres de feuilles de châtaigniers. La température monte vite. Je m'éveille tard, pas assez tôt pour connaître ce moment rare d'une nature qui se déploie. Bruit caractéristique du "zip" de l'ouverture du triangle orangé. Sortie rampante et hasardeuse. Coup d'œil rapide et circulaire. Il n'y a rien à vérifier mais l'envie d'embrasser forêt, ciel, terre avant la journée. Devant moi le foyer, l'âtre, enfin une sorte de construction paléolithique de grosses pierres et destinée à circonscrire les débordements de mon feu. (Oui, on peut faire du feu en Corse, même à l'orée d'un bois et en plein été et sans foutre le feu). Sur les premières pierres se trouve un paquet fait d'un morceau de journal. Non, ce n'est pas une bombe, pas un piège ni une mauvaise blague - j'ai 22 ans, Il reste trois habitants au village, nous sommes au tout début des années 70, restons calmes! J'ouvre, bien sur, et avec précautions car ce petit paquet, et bien il sent la précaution. Il s'ouvre comme une grosse fleur. A l'intérieur, deux belles tomates, quelques oignons, une tranche épaisse d'un lard blanc parsemé de grains de sel. Pas un mot. La marque de l'évidence.

4.1.1

Morosaglia (Rocca Suprana)

3-Le chant.

Nous avons réussi au fil des jours à nous apprivoiser (c'est à dire à "créer des liens"). Ce soir là à la table circulaire de mon hôte. Lui et son ami berger face à moi et ma compagne. Au centre et venant du plafond une ampoule électrique pour seule éclairage. En cuisine "on" nous fabrique des beignets de brocciu frais (www.aoc-brocciu.com). C'est absolument divin. Le tout est régulièrement arrosé d'une piquette de couleur agréable et rosé que notre hôte va extraire de sa cave à intervalles réguliers. Le "on" dont je viens de parler est une jeune femme toute de noir vêtue, d'une discrétion plus qu'exemplaire, et qui elle aussi n'intervient que par intervalles mais irréguliers. Elle ne siège pas à notre table. C'est comme ça. La fenêtre est ouverte sur la nuit naissante - nous sommes début juillet - des étoiles à profusion, des crissements de grillons, le bruit des mandibules, le rosé qui glougloute dans les gosiers, beaucoup de silence enveloppant, des sourires de connivence, peu de paroles. C'est comme ça. Ma compagne qui se trouve aussi être ma femme sent confusément que ses limites sont atteintes (le rosé) et donc pose gentiment sa main sur le verre quand notre hôte présente la carafe au dessus. Mais avec un sourie et un petit grognement de réprobation il verse néanmoins. Sur la main. C'est comme ça.

Ainsi va la nuit sans que le temps écoulé ne nous paraisse trop long. Il s'écoule le temps, avec le rosé, la nuit, les sourires, le silence.

Mais soudain les deux amis - le muletier, le berger - approchent leurs visages l'un de l'autre, masquent chacun l'une de leurs oreilles, et entonnent un chant qui me fait une terrible impression. Je me souviens de ma surprise, bien sur, mais pendant quelques courts instants de mon désarroi à l'écoute de ces dissonances, ces sortes de plaintes et de lamentations, ces modulations arabisantes. Impressionnant dans le contexte de la nuit, du silence... Et puis très vite je "rentre" dans le fluide du chant, suit les ondes et la complicité des deux amis, je n'essaie même pas de comprendre, je reçois tout plein dans le cœur et l'âme. Le chant corse c'est comme ça, comme le jazz que j'aime tant, ça parle aux sens avant de parler aux neurones, et même si ça parle aux neurones ça passe quand même et d'abord par les boyaux.

4-Immortelle

Quand je découvris les maquis corses, outre l'inextricable végétation parfois agressive et épineuse, je fut frappé par les parfums de moi encore inconnus et par les effluves mouvantes soumises aux caprices du vent. Avec les années, les séjours multipliés en tous lieux de l'île, je me familiarisai avec certains arbustes à en connaître enfin le nom: origan, marjolaine et menthe, thym, laurier, sauge. Cependant il me manquait encore ce parfum violent chaud et caféiné d'un arbuste ou d'une herbe que je ne parvenais pas à identifier. Pendant 40 ans ce parfum m'est resté indéfinissable, inconnu. Jusqu'au jour où. Ce jour elle m'apportera de chez elle ce minuscule coffret de bois, du genre précieux et raffiné, que l'on ouvre que si l'on vous en prie ou vous en donne l'ordre. Je l'ouvris puisqu'elle m'en pria. C'était lui, le parfum traqué, le trublion de ma mémoire. Elle m'observa sans doute face à l'émotion. "Et... Qu'est-ce donc ?" "De l'immortelle". En savoir plus, vous ne le regretterez pas... CASA VECCHIA CORSA Vieille ville 20100 Sartène France Tél.: 06 24 89 68 44

Prenez-en soin comme elle prend soin de vous... Prenez-en soin comme elle prend soin de vous...

5-Lieu mythique

Finalement il est des lieux cachés (quand on veut les retrouver on ne les retrouve pas !), où l'on a le sentiment de flirter avec le paradis. Ici c'est le royaume des groins sauvages et aucun ne risque de vous voir offrir de partager une pomme - même pas un gland. Je reviendrai dans cet endroit et y dormirai à la belle étoile. Tout semble vain assis sur une mousse qui semble être la création de designers japonais dont on trouve les boutiques dans les quartiers branchés de Paris. Même des fleurettes disséminées à égale distance les unes des autres. Et de l'eau très fraîche comme si il n'y avait pas de réchauffement de notre jolie planète. Et puis des animaux en liberté et des hommes en liberté sur une île en liberté (surveillée par le petit homme).

Tête à tête