Bonhomme Tous les jours, à heures régulières, sous ma fenêtre je vois passer cet homme sans âge, sec et voûté, muni d'un petit chapeau assez ridicule, la face affublée de lunettes sombres et la démarche syncopée petits pas hésitants et visage de coupable , dans la vague de la mort.

Parfois il tire sur un mégot, jamais je ne l'ai vu avec une cigarette entière ni même en extirper une d'un paquet. Il fumote, toussote, crachote, avance sans heurts tel un escargot infatigable sur l'étroit trottoir qui le mène je ne sais où.

Bien entendu, du haut de ma fenêtre, cette étrange silhouette ne peut que m'inspirer de la pitié. Ce serait trop simple et ça réglerait définitivement ce qu'une furtive image peut évoquer: un pauvre homme, un pauvre hère comme il était dit dans la campagne de mon enfance.

Non, c'est vraiment autre chose qui me vient à l'esprit. Je me plais plutôt à imaginer son passé, ses passés, car je peux en jouer à l'envi; fut-il glorieux ou bien misérable, joyeux ou sérieux comme un notaire de province, peut-être même un séducteur brillant aux aventures innombrables ?

Non, point de pitié, plutôt une forte admiration devant cette obstination à marcher chaque jour vers son néant, s'accrocher à ses pas qui ronronnent comme un vieux moteur poussif qui ne demande qu'à lâcher. Allons, encore une longueur jusqu'à rien, jusqu'à cette cellule d'une maison de retraite au creux d'une abbaye, jusqu'à ce parfum de néant qui caractérise ces lieux. Les yeux dans le vague mais le regard pointu il observe les pensionnaires de l'institution implacable, il est seul et tellement entouré d'autres solitudes qu'il se peut qu'un sourire imperceptible anime ses lèvres incolores.

Ce que j'admire, ce refus de lâcher prise, ce défi à la fin, cette énergie. Soudain je me trouve minable, rabougri devant mon quotidien, faible devant l'adversité de la vie. Ce bonhomme me donne du courage, m'invite à regarder ce capital que je dilapide dans de vains projets, il me crie de mieux le voir, m'ordonne de me redresser, de courir à travers champs, d'écarter mes bras pour recevoir l'air frais de cette journée de printemps, il me susurre qu'à moi il me reste encore l'éternité.