Visiteur

Voilà, je fréquente régulièrement les expositions: peintures, sculptures, photographies, etc. C'est galère! A tel point que je suis désormais équipé d'un matériel spécifique indispensable à une bonne concentration devant les œuvres. Tout d'abord un tabouret pliant pour résister à l'attente parfois interminable qui précède l'entrée sécurisée. Bien entendu le tabouret est accompagné du parapluie télescopique en cas de précipitations (pas celle des visiteurs mais celles des nuées facétieuses). Mais il peut également faire chaud, très chaud et donc s'impose la gourde d'eau moderne en polytéréphtalate d'éthylène (PET) remplie d'une eau qui ne sera plus fraîche à l'heure de la pépie.

Si d'aventure vous avez pu pénétrer sans encombre le lieu de vos sacrifices (vous allez devoir en faire!), et ce avant la fermeture, il vous sera alors impératif d'extirper de la discrète petite boite en fer imprimée de jolis motifs et chinée dans un vide grenier d'un village de l'Allier, les deux adorables "bouchons d'oreilles" en mousse synthétique de couleurs fluo. Pourquoi? Si vous me posez cette question c'est que vous ne fréquentez que ces quelques malheureux musées de province dont peu se soucient même de l'existence. (On peut en reparler de ces musées et des trésors qu'ils conservent avec pugnacité).

Alors dès les premières enjambées vers les œuvres convoitées - ou les premiers pas si vous ne pouvez pas vous permettre les enjambées - vous allez être confrontés à diverses nuisances sonores improbables et néanmoins récurrentes qui risquent fort de vous mettre les nerfs à vifs. Là, par exemple c'est Monsieur, accompagnée de Madame, lesquels ont opté pour l'audio guide unique, c'est à dire que Madame tient l'audio guide au creux de sa main à distance respectable de l'oreille et partage l'autre partie de ce casque avec l'oreille de Monsieur à distance non moins respectable, trop d'intimité nuit... Résultat, vous l'avez compris, vous bénéficiez du commentaire polonais devant le paisible paysage de Corot qui vous a demandé plus d'une heure d'attente. Dans certains cas ces couples se reproduisent, je veux dire se dupliquent jusqu'à ce que la conjugaison des commentaires en différentes langues constituent une performance symphonique rare, mais chiante il faut bien l'avouer, se l'avouer, car le leur dire ne sert à rien, il vous regardent avec étonnement devant le mime que vous êtes en train d'effectuer en imaginant que tout étranger sera réceptif au langage des signes.

Que nenni, Madame hausse les épaules et Monsieur regarde les cuisses de la minette qui les croise bien hautes, avachie sur la banquette pratiquant une frénétique masturbation à son i-phone dernier modèle. Ah, vous aviez peut-être imaginé que les téléphones mobiles étaient prohibés dans de tels lieux. Au nom de quel principe ? Et les urgences ? " Ce serait sympa si tu me cherchais à la sortie du métro, je crois qu'il pleut et je suis sans parapluie... oh non, dans une heure j'aurais terminé, à plus mon chou...". Ça c'est une urgence. Et puis c'est plutôt chouette ces petites sonneries, carillons, chansonnettes et petits airs bien dans le coup qui vous font vibrer, non ? Alors vous manquez d'humour ou de poésie. Et puis un téléphone, un beau téléphone, ça fait des photos, et même avec un flash. Vous avez évité ceux de l'autoroute, vous n'éviterez pas ceux-ci. Du coup le téléphone c'est son et lumière, pratique, non? Mieux encore, la tablette, pas celle de chocolat noir 95 %, bourrée de magnésium pour vous calmer les nerfs, non, celle-là, c'est l'appareil photo géant, même qu'on voit plus grand que le tirage sur papier qu'on ne fera jamais faire. Le gars devant vous qui fait déjà son mètre quatre-vingt les bras tendus vers les Jocondes fuchsia du père Warhol, il vous en bouche en coin, non? Alors imaginez seulement 34 japonais regroupés autour du sourire qui leur a fait franchir quelques milliers de kilomètres pour échapper à une insularité atomique!

Pire, mais oui, on peut bénéficier du pire, qu'entendez-vous soudain jaillir de cet autre groupe de douairières attifées, le conférencier, un mec cool qui séduira sans conteste ces dames par son verbe haut et son sourire carnassier éclatant au milieu d'un bronzage exemplaire. Le problème c'est bien le verbe haut à moins de tendre une oreille (oui, vous devez enlever le petit bouchon fluo qui vous obstrue le conduit auditif), et profiter sournoisement du cours magistral dans la mesure où vous avez envie de partager des raccourcis parfois saisissants à propos des intentions de l'artiste qui ne peuvent que rejoindre les analyses du tribun. Enfin pour ce qui concerne les visiteurs, restent les parents investis d'une mission culturelle auprès d'une progéniture qui ne rêve que de grand air, de crèmes glacées, et de dessins animés en 3D bien sûr. La logique entraîne les piaillements qui pourront aller jusqu'aux crises les plus stridentes ponctuées de "Tais-toi mon chéri, on va aller au manège, après, c'est promis...".

Et la cerise sur le gâteau me direz-vous, où est-elle la cerise? La cerise a l'aspect d'un personnage mâle ou femelle, en général de forte corpulence et qui évolue entre une chaise mirador placée aux endroits stratégiques et le déambulatoire peuplé de bruissements d'un autre monde (n'oubliez pas que vous avez les jolis bouchons fluo dans les oreilles). La cerise n'est pas unique, l'espace consacré à votre exposition est un véritable cerisier. Des cerises il y en a partout, mais comme elles sont dispersées d'entre les salles et couloirs surpeuplés il faut (c'est leur devoir), qu'elles communiquent entre elles. Et devinez quoi? Pour ce faire elle disposent d'un médium au charme aussi désuet qu'efficace, le talkie-walkie. A dire comme ça c'est assez drôle, mais parfois les échanges entre cerises peuvent pousser aux pensées les plus criminelles: "scratch scratch, ouais Robert - j'entends, ouais, quoi? en salle 5 ? - scratch scratch scratch, oh ben en fin d'aprèm' - ah ouais toi aussi - scratch, ah ben attends je viens", fin de communication. Et des comme ça il peut y en avoir pendant 5 ou 10 tableaux sans compter que la cerise peut soudainement se propulser de sa chaise refuge mirador pour se précipiter sur votre bras prolongé d'un doigt menaçant qui tente de désigner à votre compagne un détail qui ne peut que lui échapper vu l'éclairage minimaliste attribué au dessin du seizième exécuté à la sanguine et rehaussé de pierre blanche.

Mais voilà, la journée s'achève sur un message-bouillie dans lequel vous pensez discerner qu'il vous faut évacuer le lieu dans les 15 minutes restantes alors qu'une des cerises, baillant à se décrocher la mâchoire, esquisse un grattage discret de testicules, la veste sur l'épaule et le regard rêveur devant une odalisque muette et navrée.