J’ai poussé vigoureusement la porte à petits carreaux, anxieux et déterminé après une journée de voyage ensoleillée. Le petit corridor est frais et à son extrémité, dans la pénombre, un départ d’escalier de pierre en colimaçon. Rien d’autre à faire que de l’emprunter. Les quelques marches à gravir sont déjà la promesse d’une montée au firmament, les parfums !

Dès que je pénètre dans une salle de restaurant, d’un bistrot, d’une auberge, mon appendice nasal détecte le bon grain et décèle l’ivraie. Ici, ce jour là, jour à marquer d’une serviette blanche, je sus que mes papilles seraient à la fête. Point de friture à l’horizon, pas d’odeur «pouvant contenir des traces de sauces enfarinées, de volailles refroidies, ou de café brûlé». Juste un petit voile angélique pour m’accompagner un de ces voiles au moirage changeant de terre et d’herbes, d’agrumes et de forêt, de sucs parvenus à maturité, d’olive et d’ail mêlés. En œnologie; une structure complexe ! Et comme il n’y a pas de fumée sans feu, j’allais vite découvrir ce que ce diable de cuisinier pouvait interpréter sur les flammes de son piano. Vite, le soir même.

Moules

Après 12 heures d’automobile, aussi confortable soit-elle, bien accompagné et dans l’objectif de réaliser une mission du type très professionnelle, toute réunion autour d'une table n’est pas la condition sine qua non pour être en état de grâce. Pour le bien manger il faut obligatoirement être en état de grâce. A moins que le bien manger ne vous transforme en cet état... Non. Je veux dire que j’ai beaucoup de difficultés à faire plusieurs choses agréables à la fois. J’ai la jouissance égoïste et ne la partage pas avec le premier venu. Donc les conditions n’étaient pas réunies pour apprécier à ses justes valeurs la cuisine de mon ami Christian. Et pourtant. Autour de cette simple table de bois cirée, la soirée fut une première communion avec les saveurs retrouvées, celles d’un monde disparu, de l’enfance où je gambadais à travers champs dans une campagne encore vierge pleine de générosité. La mémoire des goûts reste intacte après tant d’années, saveurs, textures, et parfums mêlés font à nouveau surgir les images rangées dans un parfait désordre. Et l’on cause entre amis, toute nos conversations tournent autour de notre projet, rien à voir avec ce que nos fourchettes apportent de sensations à nos bouches bavardes. Pour moi c’est la fête au palais, je m’enfonce avec volupté dans un brouillard de senteurs et sors de ce jeu devenu dérisoire des parlotes ponctuées de rires et d’exclamations. Bon sang, j’en ai fréquenté des tables réputées et même quelques étoilées auxquelles il fallait rendre hommage avec des compliments en forme de pâmoison. Là enfin je retrouve ce "alors tu te régales" que la grand-mère poule me jetait en voyant disparaître sa gibelotte de lapin cuisinée dès le petit matin. De cette soirée je ne retiens que la merveilleuse simplicité avec laquelle je me suis apprivoisé. Le contentement parfait, la volupté en 4 actes (je ne compte pas le plateau de fromages, ni les breuvages), j'avais dégusté l'évidence et je savais que rien ne serait plus comme avant. Pendant plus de 25 ans j'ai eu comme référence cette cuisine de la vérité, de la simplicité, de la délicatesse et par dessus tout de l'élégance. Vient maintenant le temps de la mettre en mémoire, de la faire partager, de démontrer que la créativité n'est pas proportionnelle aux moyens mis en œuvre et que l'art n'est pas un don mais le résultat des dispositions du cœur transcendées par un travail incessant.