Plié et tordu-vrillé sur la chaise de bois, je construis une histoire sur un bout de papier. Sur la table de cuisine qui ferai rêver un bobo parisien (bois laqué écaillé, bordure d’aluminium, plateau en linoléum), une boîte de "couleurs"et un pot de confiture où l’eau est déjà trouble. Face à moi l’unique fenêtre de la pièce, si je m’en approche, je verrais au loin le sommet de rocher du zoo de Vincennes. Entre ce qui me semble une montagne incongrue et mon horizon immédiat, les toits de la capitale. Mon histoire c’est un combat de vaisseaux de corsaires.

Donc, il y a la mer déchaînée, les vaisseaux en feu, les coups de canons, la fumée. Mon vocabulaire s’arrête à mes maigres connaissances puisées dans le journal de Mickey, la vision des tableaux du genre découverte dans les gros Larousses qui font mon bonheur, peut-être un "Isabey" terrifiant. Si je suis plus apaisé, l’inspiration vient des quelques rares ballades que ma mère peut m’octroyer entre ménage, cuisine et "commissions". Nous allons le plus souvent au Jardin des Plantes mais ce sont les péniches qui me font rêver quand nous longeons les quais. Plus tard je recevrai le choc des toiles de "Marquet", Seine paresseuse ou ports marchands sous des ciels gris et laiteux. Aujourd’hui encore ces tableaux réaniment mes souvenirs d’enfance et me replongent dans un Paris empreint de mélancolie et d’âpreté, celui des années cinquante.

C’était un Paris en noir et blanc, fumeux et patiné avec encore quelques "bougnats", ses halles grouillantes, et les derniers chanteurs de cours qui bravaient les concierges et à qui nous envoyions quelques pièces du haut de notre pigeonnier. Mon goût de la barbouille me quitta quelques temps pour la rêverie et la découverte de la nature. Car en effet ma santé de gamin de quatre ans n’était pas au beau fixe. Quittant la Touraine, une de ces jolies maisons calée au fond d’un jardin complanté de toutes sortes de fleurs et d’arbres fruitiers, nous nous retrouvâmes dans un immeuble vieillot de la Rue de Paris, avenue passante, bruyante, et résolument anxiogène pour les bambins que nous étions. Je ne comprenais pas pourquoi d’une maison de plain-pied il fallait désormais grimper un nombre de marches incalculable jusqu’au terminus de cette Babel mal odorante. Pourquoi ces cellules superposés aux portes palières mystérieuses et closes. Je n’aimais pas non plus passer un après-midi chez cette brave dame que l’on appelait concierge et qui possédait une lampe magique de couleurs violentes dans laquelle étaient accrochés, immobiles, de gros poissons inertes et globuleux, un "Vallauris" sans doute pour collectionneur d’aujourd’hui. De plus, trônait au dessus d’un buffet (Henri II ?), un panorama de déferlante au couchant particulièrement saisissant d’autant que je n’avais pas encore fait connaissance avec la mer.

Halles

Mais je ne peux négliger cette culture visuelle qui laissa des traces dans mon Panthéon d’artistes. Ma mère, femme de décision, résolu de nous envoyer, ma sœur et moi chez notre grand-mère maternelle, seule aïeule encore en vie et définitivement ancrée dans son village de Champagne Pouilleuse (aujourd’hui Crayeuse), au sud de Troyes. Saint-Jean de Bonneval, je vais y passer une ou deux années (je ne sais plus…), parmi les plus importantes de ma vie. Ici les pinceaux, les rêves aquarellés, l’horizon de ma table au champ de linoléum… envolés !, remplacés par le "clos," un champ d’herbes folles, maculé de crottes de poules et de plantain au fond duquel se trouve bien arrimée sur ses colombages ; "la grange". Et encore : le tas de fumier, les "cabinets" dans le cabanon de planches disjointes, la mare, l’épicier "drugstore" qui "fait" l’essence pour les tracteurs rutilants (Massey-Ferguson), le monument aux morts flanqué de 4 obus au garde-à-vous, le cimetière où nous nous rendons quelques fois pour "nettoyer les tombes", la ferme des Bazins où un peu avant la nuit nous allons sœurette et moi chercher le lait dans ce pot en aluminium que nous faisons tournoyer le long du chemin, la gare où la "micheline" rouge et crème nous emporte quelquefois vers la grande ville; Troyes. J’oublie de parler du "poste" sur l’étagère près du "feu-continu", de "Zappy Max" qui va bouillir ou Jeanne et Raymond sur leur banc qui nous imposent le silence avant que d’aller jouer et plus tard la "famille Duraton" où l’on retrouvera Jeanne… Ce qui reste de ces années dans ma mémoire mériterait de longues pages certainement pleines de nostalgie.

Ce qui s’inscrivit dans mes sens c’est bien cette nature à la fois somptueuse de parfums de bruits et de couleurs et cependant si pauvre et si dure aux paysans. La notion de pauvreté ne pouvait se révéler à ma compréhension du monde mais certains signes m’indiquaient par une sorte de malaise un univers d’adultes qui ne reflétait en rien ma joie de vivre. Nos retours de la ville dans les wagons de troisième classe exhalaient l’odeur forte des transpirations d’ouvriers harassés par les journées d’usine. Mais je ne savais évidemment rien encore de l’usine ni des ouvriers, il n’y avait que des hommes (peu), et beaucoup de femmes, prêts à esquisser un sourire au gamin que j’étais et qui de loin préférait coller son visage sur la vitre qui le séparait de la campagne, sa campagne.

Haut comme trois pommes
nez dans l’infiniment petit
vautré dans l’herbe chaude
ou sur un arbre perché
le regard vers l’infiniment grand
collines et prés
champs de chaumes cisaillés
la nuit
le cul sur le banc qui jouxte l’église
sur la placette aux "romanos"
les yeux dans l’espace sidéral
mes premières vraies inspirations
empreintes pour des années
dans mes sens éveillés.